Accueil Culture «Dahomey», docufiction de Mati Diop : Le retour des âmes volées

«Dahomey», docufiction de Mati Diop : Le retour des âmes volées

Le Bénin, dont 90 % du patrimoine se trouvent à l’étranger, n’est pas le seul pays à avoir réclamé la restitution de ses biens culturels. Plusieurs autres nations africaines, telles que le Sénégal, le Tchad, l’Ethiopie, le Mali, et la Côte d’Ivoire, ont également demandé le retour de milliers d’œuvres précieuses. En Europe, des pays comme l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne ont amorcé un véritable mouvement de restitution.

La Presse — La restitution du patrimoine africain, spolié pendant les périodes coloniales, est désormais une revendication légitime et de plus en plus pressante de la part de nombreux pays concernés. Plusieurs musées européens ont déjà amorcé la restitution de ces objets d’art et artefacts précieux, souvent accueillis avec une immense joie par les populations africaines. Cet enjeu est, précisément, au cœur de «Dahomey», le long métrage de Mati Diop, sacré Ours d’Or lors du 74e Festival international du film de Berlin, et présenté lors des dernières Journées cinématographiques de Carthage.

La réalisatrice franco-sénégalaise a filmé et documenté l’opération complexe et délicate de la restitution, par la France, de 26 trésors royaux du Dahomey au Bénin, le 20 novembre 2021. Ces œuvres, parmi tant d’autres, avaient été transférées en France lors de l’invasion des troupes coloniales françaises en 1892. À travers ce docu-fiction, la caméra suit le parcours de ce patrimoine enfin restitué, de son départ du Musée du Quai Branly à Paris jusqu’à la cérémonie d’accueil au Palais présidentiel de Cotonou, en terre d’origine.

L’intérêt de la cinéaste pour le retour des biens culturels africains spoliés est manifeste, comme en témoigne sa volonté de capturer ce moment historique. A travers ce travail de mémoire, elle met en lumière les œuvres qu’elle filme avec une grande délicatesse, les considérant non seulement comme des objets, mais aussi comme des acteurs et des narrateurs porteurs d’un point de vue. Elle les présente comme des esprits revenant sur leurs terres d’origine : ainsi, l’une des statues, « l’homme-oiseau du roi Ghézo », incarne une voix royale que l’on entend en off. Cette personnification est un parti pris artistique qui dépasse le simple rapatriement physique des objets, pour symboliser la restitution de leur âme, longtemps volée durant la colonisation. Ce questionnement sur la mémoire, la transmission et l’identité constitue le cœur du débat dans la seconde partie du film, offrant une réflexion profonde et actuelle sur le patrimoine culturel africain.

Le Bénin, dont 90 % du patrimoine se trouvent à l’étranger, n’est pas le seul pays à avoir réclamé la restitution de ses biens culturels. Plusieurs autres nations africaines, telles que le Sénégal, le Tchad, l’Ethiopie, le Mali et la Côte d’Ivoire, ont également demandé le retour de milliers d’œuvres précieuses. En Europe, des pays comme l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne ont amorcé un véritable mouvement de restitution. En 2022, l’Allemagne, qui détient environ 1.100 objets de bronze béninois, dans une vingtaine de musées, dont la plupart ont été pillés par les troupes britanniques en 1897, a entamé la restitution au Bénin de centaines de sculptures, bas-reliefs et objets d’art. De son côté, le Horniman Museum de Londres a restitué 72 objets d’art au Nigeria. La Belgique, dont les collections fédérales comprennent 85.000 objets, a adopté, il y a trois ans, une loi fédérale de restitution.

Lenteur du processus de restitution

En France, malgré l’engagement pris par le président Emmanuel Macron en 2017 à Ouagadougou, en faveur de la « restitution temporaire ou définitive du patrimoine africain en Afrique », dans un délai de cinq ans, et la demande d’un rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, dirigé par l’historienne de l’art française, Bénédicte Savoy, et l’universitaire sénégalais Felwine Sarr, le processus de restitution progresse lentement. Cette lenteur résulte de la réticence de certains partis, institutions et instances politiques qui invoquent l’inaliénabilité des collections publiques et expriment la crainte de voir les musées français se vider de leurs trésors.

Ainsi, en décembre 2020, le Sénat a rejeté un projet de loi visant la restitution des biens culturels promis au Bénin et au Sénégal. Cette situation soulève une question cruciale, que soulignent les étudiants béninois dans la deuxième partie du film de Mati Diop : que représentent les 26 objets d’art restitués par rapport aux 7.000 artefacts, sculptures et statuettes encore exposés ou entreposés au musée du Quai Branly ? Leur restitution semble insignifiante d’autant plus qu’une étude en cours révèle que 150.000 objets provenant d’Afrique, dont 88.000 d’Afrique subsaharienne, sont conservés dans 219 musées publics français.

Trésors tunisiens à récupérer

Du côté de l’Afrique du Nord, la Tunisie, en particulier, ne voit pas d’un mauvais œil l’exposition de ses objets patrimoniaux dans les grands musées internationaux, y voyant une vitrine culturelle et civilisationnelle du pays. Cependant, il est impossible d’ignorer le patrimoine culturel précieux qui a été dérobé durant la période coloniale. Des artefacts et trésors issus de sites emblématiques, tels que Carthage, El Djem, Dougga, Utique, et d’autres ont été spoliés, privant ainsi le pays de précieux témoignages de son histoire. 

Ces objets et autres artefacts islamiques sont, de nos jours, conservés dans plusieurs musées européens, principalement en France, tels que le Louvre qui abrite la collection des mosaïques puniques et romaines de Carthage comme la mosaïque de Bacchus, des statues de figures historiques, des bustes de dirigeants romains, des sculptures de l’époque romaine, des sarcophages puniques en marbre blanc, des figurines et des objets funéraires ; le Musée de l’Armée à Paris où se trouve une collection d’objets militaires ; le Musée Guimet à Paris qui expose des objets en céramique et en métal, des textiles et des objets décoratifs liés à l’art et à la culture islamiques ; le Mucem, à Marseille où sont entreposés des artefacts et des sculptures liés à l’Antiquité méditerranéenne et à la culture islamique ; le Musée de l’Homme à Paris qui détient des objets préhistoriques majeurs de l’homme de l’ère capsienne ;  la Bibliothèque nationale de France qui conserve des archives historiques et des manuscrits de grande importance.

D’autres musées, tels que ceux de Londres, Naples et Madrid abritent des mosaïques puniques et romaines, des objets en bronze et en céramique, des artefacts funéraires et des stèles témoignant des croyances et pratiques religieuses et funéraires de ces périodes de notre histoire. Tous ces trésors ont fait l’objet de demandes de restitution par la Tunisie afin de récupérer ces précieux témoins de son patrimoine. Cependant, aucun progrès notable n’a été observé dans le processus de restitution. Il est, néanmoins, crucial de procéder à un inventaire complet des artefacts spoliés et de poursuivre inlassablement la demande de leur restitution.

Préparer les espaces de conservation

L’Algérie et la Libye, avec leurs riches patrimoines et leurs nombreux sites archéologiques, ont fourni aux musées européens une multitude d’artefacts provenant des époques puniques, carthaginoises, romaines, byzantines et islamiques et qui sont maintenant dispersés dans plusieurs musées européens. L’Algérie, pour sa part, réclame une longue liste de biens à restituer, dont les crânes de résistants, dont seulement 24 sur 536 actuellement conservés au Musée de l’Homme, ont été rendus. En outre, elle exige la restitution des effets personnels du résistant et leader politique, l’émir Abdelkader. Cela, outre une centaine d’objets d’art, de manuscrits et de canons parmi lesquels le mythique Baba Merzoug, spolié en 1830, et érigé en colonne à Brest. Concernant le patrimoine égyptien de nombreux musées à Londres, Paris, Berlin, Turin et autres abritent des collections exceptionnelles de la période pharaonique. Enfin, le Maroc, avec ses collections variées allant des pièces archéologiques aux œuvres d’artisanat liées à l’art islamique, voit, également, ses trésors répartis dans plusieurs musées européens

Cependant, il ne suffit pas de revendiquer la restitution du patrimoine africain ; il est également essentiel de préparer les conditions nécessaires à sa préservation. Cela passe par la mise en place de sites d’accueil adaptés, tels que des musées, des centres culturels et des galeries. A défaut, il conviendrait d’aménager d’autres espaces spécifiques dans les villes et les régions. Par ailleurs, la formation de personnels qualifiés et de conservateurs est indispensable. Cette démarche nécessite une collaboration judicieuse et efficace, fondée sur un cadre juridique et éthique solide, entre les pays concernés, les experts en patrimoine, les institutions culturelles et les autres acteurs impliqués.

Réappropriation, transmission et ressourcement

Malgré tous les défis liés à la conservation et à la préservation qui se posent dans certains pays africains, souvent dépourvus de musées et d’espaces adaptés de conservation, la restitution de leur patrimoine culturel demeure un droit juridique, moral et culturel. Il s’agit d’un héritage précieux intrinsèquement lié à l’identité des peuples africains, et auquel ils doivent pouvoir avoir un accès libre et digne. L’engouement des Africains pour leur patrimoine est d’ailleurs manifeste comme en témoigne l’exposition des 26 objets d’art béninois au Palais présidentiel de Cotonou qui a attiré 200.000 visiteurs en seulement 40 jours.

Ce retour aux origines et à la terre ancestrale de ce patrimoine remarquable va bien au-delà d’une simple restitution matérielle. Il représente une réappropriation de la mémoire collective et une réconciliation avec un passé longtemps spolié. Il s’agit également d’une «justice historique», une forme «de réparation pour les injustices et abus commis durant la colonisation». Ce processus permet aux jeunes Africains de renouer avec une partie essentielle de leur histoire, de leur culture, mais aussi de leur dignité.

Le patrimoine retrouvé permet aux jeunes générations africaines de réaliser que leurs ancêtres n’étaient pas de simples récepteurs passifs de la culture coloniale, mais des créateurs d’art à part entière, ayant inspiré des artistes à travers le monde et contribué à l’essor des civilisations humaines. De plus, les objets restitués jouent un rôle clé dans la transmission des savoirs et des traditions aux jeunes générations. Ils leur offrent l’opportunité de mieux comprendre et valoriser leur héritage culturel, leur permettant, comme l’a attesté la réalisatrice de « Dahomey », de « s’inspirer, se référer et se ressourcer ».

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